Un récit personnel par Clemens Hesse
Même encore à la ligne de départ, mon ventre tremblait d’incertitude… vais-je y arriver ? Ce défi est-il vraiment faisable ?
Lors du cinquième jour de mon jeûne printanier en mars 2015, j’ai tenté l’ascension cycliste du Mont Ventoux à partir de Bédoin. Une montée mythique du Tour de France, qui est considérée comme l’une des plus dures parmi toutes.
L’ascension en quelques chiffres :
- Altitude de départ (Bédoin) : 300m
- Altitude au sommet du Mont Ventoux : 1910m
- Dénivelé positif : 1610m
- Distance : 21,6 km
- Inclinaison moyenne : 7,5 %
- Inclinaison maximale : 10,7 %
Comment est née l’idée de grimper le Mont Ventoux en jeûnant
Depuis longtemps, je caressais le rêve, comme plein d’amateurs sportifs, de monter au Mont Ventoux en vélo. C’était une première pour moi : je n’avais jamais réalisé une ascension comparable auparavant, mais je pratique depuis toujours une grande variété de sports d’endurance (randonnée et course en montagne, vélo, natation). Grâce à cette pratique régulière, j’ai un bon niveau d’endurance.
Intégrant régulièrement le jeûne pour des raisons de santé préventive dans mon hygiène de vie (1 à 2 fois par an pendant 5 à 7 jours), j’ai pu remarquer un changement concernant la quantité d’énergie disponible au fil de chaque jeûne. Avec l’expérience, mon corps s’adapte plus rapidement au métabolisme de jeûne pendant lequel il se nourrit primordialement de ses réserves de graisse. A chaque jeûne, je possède plus d’énergie et je suis ainsi capable de faire des sorties sportives plus intenses. Cela a commencé par des randonnées avec des dénivelés toujours plus importants, pour arriver à des sorties de vélo de plusieurs heures.
Cette fois-ci, j’avais l’impression pendant mes séances d’entraînement de ne pratiquement pas jeûner, parce que mon niveau d’énergie était presque comparable à celui que j’ai en dehors du jeûne.
C’est ainsi que m’est venue l’idée un peu folle de tenter l’ascension du Mont Ventoux en jeûnant. Quelle plus belle démonstration des capacités physiques du corps humain pendant un jeûne que de réaliser ce défi ? C’est cette motivation qui m’a tiré jusqu’au sommet.
Le jeûne précédent l’ascension
Je n’ai pas mangé d’aliments solides pendant cette période et j’ai bu entre 3 et 4 litres par jour. En termes d’énergie, ma consommation journalière était d’environ 250 kcal par jour, dont la source principale était les jus de fruit.
Ainsi, j’avais un déficit énergétique d’environ 2000 kcal par jour en prenant en compte l’activité physique.
La préparation
Une fois la motivation de monter au Ventoux prise mentalement, j’ai commencé un entraînement physique ciblé pour explorer mes capacités en termes d’ascension en vélo. J’ai mis les pieds sur un terrain nouveau et j’ai donc planifié les sorties en fonction de mes ressentis. Je savais que j’étais capable de faire la montée en dehors du jeûne, mais je n’avais aucune idée de la manière dont mon corps allait réagir, pendant un jeûne, à ce type d’effort.
Entraînement
Date | Jeûne | Discipline | Durée [min] | Commentaires |
---|---|---|---|---|
15/03/2015 | 1er jour | Course à pied | 55 | Course à moyenne intensité |
15/03/2015 | 1er jour | Vélo | 20 | Test d'une inclinaison de 10% en jeûnant |
16/03/2015 | 2ème jour | Vélo | 55 | Entraînement fractionné sur une montée de 10% (4 ascensions) |
17/03/2015 | 3ème jour | Vélo | 90 | Montée longue (6%, 1h, +850m de dénivelé) |
18/03/2015 | 4ème jour | Vélo | 165 | Sortie longue, moyenne intensité |
19/03/2015 | 5ème jour | Vélo | 145 | Ascension Mont Ventoux |
Le jour de l’ascension
Pas besoin de mettre le réveil le matin du 19 mars 2015. La tête pleine et bien excitée, je me lève à 4h55 pour débuter cette grande journée par mon bilan de forme habituel, qui comprend entre autre une prise de poids, de tension artérielle, des analyses de masse graisseuse pour surveiller les changements dans l’organisme pendant le jeûne (fig. tableau X ci-dessous).
Ensuite, je réveille mes muscles par quelques étirements et je commence l’étape d’hydratation primordiale avant chaque épreuve d’endurance. Avant la ligne de départ, j’aurai ainsi bu 2 litres de tisane et d’eau chaude citronnée. Je ne fais pas d’excès par rapport à mon régime de jeûne habituel en restant sur un peu de miel et un verre de jus de fruit.
Tout le matériel et le ravitaillement préparés, nous chargeons la voiture et entamons la route pour aller a Bédoin. Quel beau soleil ce matin sur les montagnes de la Provence ! Nous partons du Verdon, contournons le Luberon et les montagnes du Vaucluse et, de loin, dans une lumière brumée, nous salue finalement le Ventoux.
La météo s’annonce chaude avec 20 degrés, grand soleil et pas de vent. L’écart de température entre Bédoin (300m) et le sommet (1910m) ne facilite pas le choix des habits. J’ai décidé de transpirer dans la vallée en gardant ma veste imperméable pour ne pas avoir froid en haut.
Longeant les vignes, le charme de Bédoin nous accueille chaleureusement. Arrivés à 9h20 au village, nous cherchons un magasin de location de vélo. Je pense qu’un pédalier à trois plateaux sera inévitable pour monter le Mont Ventoux en jeûnant, car mon vélo de route n’a qu’un pédalier compact et l’on regrette vite le manque d’un troisième plateau dans les montées difficiles.
Très vite nous trouvons un magasin qui est heureusement ouvert même en dehors de la saison. Mais quelle déception quand le vendeur m’annonce quelque chose à laquelle je n’avais pas du tout pensé pendant ma préparation de l’ascension : « Monsieur, la route du Mt. Ventoux est fermée ! ». Il m’indique qu’elle serait ouverte jusqu’au Chalet Reynard, à un peu plus de la moitié de la montée. Il avait neigé la veille et avant mi-avril, la route ne serait pas ouverte.
« Quel échec ! », pensais-je, « quelle déception ! ». Ai-je fait toute la route et toute cette préparation mentale pour rien ? Je laisse tomber l’idée de faire l’ascension en vélo aujourd’hui, mais nous décidons tout de même de monter au chalet en voiture, pour au moins marcher jusqu’au sommet.
La route se présente très bien dégagée jusqu’à la barrière. Pas de miracle, car elle est exposée plein sud. Dans la montée, nous croisons déjà quelques cyclistes et je me demande s’ils montent jusqu’au sommet. Nous franchissons la barrière à pieds et après 500m, je fais demi-tour ayant compris qu’il n’y aura presque pas de neige en haut. Le rêve de l’ascension s’est réveillé et semble maintenant à nouveau possible !
Les battements du cœur s’accélérant, nous redescendons et nous nous garons au kilomètre 0 de l’ascension à Bédoin. Avec l’excitation et l’énervement de ce matin, je décide de prendre mon vélo de route. Vu que Monsieur le locataire n’a pas voulu que je monte, deux plateaux devront suffire aujourd’hui. Je gonfle les pneus, prépare les habits, une dernière photo devant le panneau et, hop, c’est parti !
N’ayant aucune idée de ce qui m’attend physiquement, j’entame l’ascension à 11h. Serais-je capable de grimper les passages à 10,7 % d’inclinaison ? Serais-je apte de monter pendant probablement trois heures sans pause en jeûnant ? Je ne le sais pas, mais je suis prêt à l’essayer.
La route du Ventoux grimpera doucement pendant 6 km jusqu’à l’épingle de Saint-Estève pour une petite mise en jambes avec une inclinaison entre 3 et 6 %. Tout va très bien jusque-là et je mouline sans forcer, car je sais que la course commence au sixième kilomètre. Le plus grand ennui est le soleil et je ressens des ruisseaux de transpiration descendre mes joues. Était-il un bon choix de partir avec la veste ?
Après 23 minutes faciles, j’arrive au fameux virage et entame la véritable montée. La vitesse indiquée sur le compteur de mon vélo chute rapidement et je sens mes jambes bien forcer. Ce qui m’attend pendant les prochains kilomètres, sera la véritable épreuve de l’ascension. Huit kilomètres et demi avec une pente entre 9 et 10,7 % me demanderont tous mes efforts possibles. Au kilomètre 7, le compteur descend ponctuellement en dessous de 6 km/h. Quelle honte, je pourrais marcher plus vite !
Je dois tellement forcer musculairement pour avancer que mes doutes sur la réussite de ce projet s’agrandissent. Suis-je capable de tenir, au moins jusqu’au Chalet Reynard, situé au kilomètre 14 et où commencera la montée douce au sommet ?
Petit à petit, j’avance et petit à petit je désire plus ardemment l’arrivée au chalet. Juste arriver au chalet pour que cette torture se termine ! Cependant, plus je m’y approche et plus la pensée suivante s’ancre dans mon esprit : « Je peux monter au sommet, si j’arrive au chalet ». C’est la partie la plus dure maintenant et après, la montée sera relativement plus douce. Il s’agira alors de rouler tranquillement au sommet. Après 1h32min de temps de moulinage, j’arrive enfin au chalet Reynard.
Sortie de la forêt, la vue est plus dégagée maintenant. Le soleil brille et il commence à faire frais à cause de l’altitude. J’avais lu qu’il était possible de ressentir un manque d’oxygène dans la partie supérieure de l’ascension, mais sachant de mes précédentes sorties en haute montagne que mon corps ne réagit pas à cette altitude, cela ne m’a crée des soucis.
La route est encore bien dégagée, mais devient de plus en plus serrée, car les bords sont couverts de neige. Je n’avais pas pensé à emmener une pelle ! La montée n’est rien du tout comparée à la torture dans la forêt en bas.
Je sais maintenant que c’est possible, mais puis-je tout faire en roulant ou dois-je marcher ? Le sommet s’approche vite, mais le dernier kilomètre, je serai finalement ralenti par des traces de neige infranchissables en vélo. Ce sont des passages désagréables qui me demandent de descendre, marcher avec les chaussures de vélo comme un manchot en trainant le vélo à travers la neige avant de remonter pour refaire quelques mètres et redescendre à nouveau.
J’avais songé à prévoir une bouteille de Champagne pour fêter l’ascension au sommet, mais finalement j’ai laissé tomber, car il me semblait peut raisonnable de boire de l’alcool après cet effort. Le reste de la journée était un pur plaisir à prendre des photos au sommet et redescendre doucement au chaud avec un chrono de 2h26min dans la poche, qui n’aurait jamais été possible sans une personne. Je tiens à remercier ma femme. Sans elle, cette aventure n’aurait même pas été envisageable, que ce soit en termes de sécurité, documentation et logistique ou de rapatriement après l’effort.
Matériel utilisé
- Vélo de route, 8 kg, cadre aluminium, pédalier compact.
- Un compteur de vélo pour surveiller l’avancement et une application en ligne pour enregistrer le tracé GPS de l’effort
Ravitaillement avant et pendant l’effort
2,1 litres de tisanes et de l’eau citronnée le matin avant le départ
0,17 cl de jus de fruits dilué à un peu d’eau juste avant l’effort
75 cl de jus de fruits dilué pendant l’effort (50 % jus)
Comment une telle performance est-elle physiquement possible pendant un jeûne ? N’est-ce pas illogique ?
Effectivement, cela parait illogique qu’on puisse faire de tels effort sans rien manger. D’où vient l’énergie donc, si ce n’est par la nourriture ? Le jour de l’ascension était mon cinquième jour de jeûne. J’avais jusqu’alors cumulé un déficit énergétique important.
En effet, chaque jour le corps a besoin d’énergie pour le bon fonctionnement des organes, le maintien de la température à 37°C, etc. Cette énergie correspond à environ 1500 kcal par jour. À cette somme, on ajoute les dépenses dues à l’activité physique (entre 550 et 1650 kcal par jour en fonction de la durée et de l’activité). Pour obtenir le bilan énergétique de ces 5 jours de jeûne, on prend en compte par ailleurs les calories ingérées chaque jour :
CALCUL | ||
---|---|---|
Bilan énergétique | = | Dépenses énergétique métabolisme de base + Dépenses énergétiques activités physique + Énergie alimentaire ingérée |
Bilan énergétique | = | [4*(-1500)] +[ -842-550-750-1650] + [226+236+255+314] |
Bilan énergétique | = | -8761 kcal |
J’ai cumulé donc un déficit de -8761 kcal au cours des quatre jours précédents l’ascension. Pendant le premier jour de jeûne, le corps épuise ses réserves de glucides. L’adaptation au métabolisme du jeûne se fait entre le deuxième et le troisième jour. Le corps utilise principalement ses réserves de graisse pour fonctionner. Il puise très peu dans ses réserves de protéines et cette perte est encore diminuée par le fait de consommer un peu de sucre avec les jus de fruit et de faire de l’exercice physique.
Le niveau d’énergie est plus bas pendant ces deux jours d’adaptation, pour ensuite atteindre un niveau similaire a celui en dehors du jeûne. Les efforts d’endurance de moyenne et basse intensité sont facilement praticables, mais les activités physiques de haute intensité ne pourront pas être exercées au même niveau que lorsque que l’on mange normalement.
À partir du troisième jour, le corps produit de plus en plus de corps cétoniques, un carburant d’urgence provenant de la graisse et fabriqué uniquement pendant le jeûne pour diminuer le besoin de glucides du corps.
Pour résumer, il est tout à fait possible que l’on puisse faire du sport à haut niveau pendant plusieurs heures pendant un jeûne, mais le corps à moins d’énergie disponible et tiendra moins longtemps à la même puissance. Les limites sont déterminées par l’état de forme physique de départ, l’adaptation du corps au métabolisme du jeûne et l’efficacité du métabolisme des lipides pour créer de l’énergie.
Est-ce que tout le monde pourrait atteindre cette performance ? Y-a-t-il des risques ?
Tenter ce type de performance est à déconseiller à la plupart parmi nous, car il existe des risques de chute de tension et d’hypoglycémie, si l’on pratique une activité de haute intensité pendant le jeûne. D’où l’intérêt de connaître très bien les réactions de son corps au jeûne et à l’activité physique.
Premièrement, pour faire un jeûne en autonomie, il faut être en très bonne santé. En cas de doute, mieux vaut s’adresser à un professionnel médical spécialisé dans le jeûne. Si l’on n’est pas en bonne santé, un jeûne représente des risques et doit être surveillé par un médecin. Tel est également le cas pour la pratique du sport de haute intensité. Monter le Mont Ventoux est un effort extrêmement dur qui demande de même un excellent état de santé.
Deuxièmement, si l’on n’est pas capable de faire l’ascension en mangeant normalement, il est impossible de la faire en jeûnant. Si l’on n’a jamais jeûné avant, il est déconseillé de se lancer dans de telles aventures et de commencer par des activités physiques faciles telles que la marche à pied, des sorties en vélo sans difficulté particulière, etc.
Personnellement, je préconise d’avoir jeûné plusieurs fois pendant au moins cinq jours pour bien connaître les réactions de son corps vis-à-vis de cette expérience. Il est conseillé de tester les réponses du corps aux efforts physiques en augmentant leur intensité progressivement.
Y-a-t-il eu, par le passé, d’autres performances physiques comparables réalisés pendant un jeûne ?
En 1954, le Dr suédois Karl Otto Aly a suivi les douze participants d’une longue marche effectuée en jeûnant. Ils ont marché de Göteborg a Stockholm – 500 km en dix jours, couvrant 50 kilomètres par jour avec une alimentation à base de jus de fruit et eau. À l’arrivée, les participants étaient en très bonne forme et ont pu améliorer leur performance physique au niveau de la force et de l’endurance. On n’a pas pu constater une perte de muscle.
En 1991, 21 participants ont marché 1000 km pendant 20 jours de jeûne, en partant de Lübeck et en arrivant au lac de Constance (Allemagne). Médicalement surveillés, les participants avaient également des meilleures performances d’endurance et marchaient plus rapidement à la fin.
En 2008, une centaine de marcheurs ont effectué une marche en jeûnant de Gironde à Paris – plus que 500 km en 14 jours (« Croisade pour la santé »).